De juillet 2018 à février 2019 une série de manifestations culturelles célèbrent les 160 ans du traité d’amitié et de commerce franco-japonais établi le 9 octobre 1858. Les expositions organisées à cette occasion au musée Cernuschi, à la Maison de la Culture du Japon, au Centre Pompidou, ou encore par exemple au musée Guimet, sensibilisent le public sur les relations qu’entretiennent les deux pays. La pole position de la Chine dans le marché de l’art contemporain nous invite également à décentrer le regard que nous portons sur l’art et sur le monde qui nous entoure, à réinterroger les influences, les convergences, ainsi que les ruptures, au-delà de toute étiquette et catégorie mentale (quand bien même elles nous aident à réfléchir).
Il est en effet opportun de questionner la façon dont les artistes contemporains chinois et japonais interceptent l’influence de l’art moderne et de l’art contemporain occidental, envisagent la question de l’identité et du dialogue avec l’Occident. C’est de la rencontre entre les cultures de l’aire occidentale et de celles de l’aire orientale dont il est question ici.
L’exercice n’est pas facile et nécessite l’usage d’un vocabulaire adapté. Nous emprunterons donc à Philippe Pelletier, dans son ouvrage L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, le souci de minutie et d’exactitude en essayant d’utiliser avec justesse les expressions géographiques et commodes, très englobantes, d’Occident et d’Orient ; mais, comme toute opération intellectuelle, celle de l’identification géographique présente des limites et nous tenterons de justifier l’emploi des différents termes au fil de leurs apparitions.
Ainsi étudierons-nous d’abord la production artistique contemporaine chinoise et japonaise qui se rapproche de celle des occidentaux (I), puis les ruptures et les réalisations attestant d’un repli identitaire (II). Notre réflexion s’attachera à montrer, eu égard à chacun des aspects évoqués, les différences séparant la Chine et le Japon.
I/ Quand l’Orient rencontre l’Occident et réciproquement
L’Occident est fasciné par le Japon, par son indépendance et sa puissance économique. Le binôme Chine / États-Unis domine aujourd’hui les échanges économico-financiers. Malgré les différences, les voisinages existent entre toutes ces contrées du monde et se transposent dans le domaine des arts. Si la notion d’Extrême-Orient a été inventée par les occidentaux pour mieux comprendre ce qui leur échappait, il n’en demeure pas moins que certains dialogues, véridiques, s’établirent, sans se faire au dépens de qui que ce soit.
A. Des pratiques artistiques complémentaires
L’avant-garde chinoise n’est pas en reste. À l’occasion d’une exposition en Chine, en 1989, Xiao Lu présente une installation intitulée Dialogue, montrant un homme et une femme se téléphonant dans de deux cabines téléphoniques distinctes, et entre les deux cabines un téléphone rouge et au-dessus une cible de même couleur en forme de croix. Elle séjourna en prison après avoir tiré à balles réelles la veille du vernissage inaugural. Art féministe, la référence aux tirs à la carabine de Niki de Saint Phalle est évidente : des tirs sur la société et ses injustices. Dans la lignée des actionnistes viennois et américains des années 1970, l’artiste chinois Zhang Huan (né en 1965) éprouve les limites de résistance de son corps. Sa performance 12 Square Meters, en 1994, où il reste assis nu dans des toilettes publiques, recouvert de miel et de poisson, renvoie au bouddhisme et à la méditation, à l’acte sacrificiel. Le dialogue Orient / Occident est d’autant plus présent depuis qu’il est parti vivre et travailler aux États-Unis en 1997.
L’artiste japonais Takashi Murakami fait un peu exception dans son pays d’origine. Totalement complice du marché de l’art dans son acception spéculative, il se veut l’instigateur d’un courant néo-pop dans la lignée d’Andy Warhol. Le personnage, dont l’allure cravatée n’est pas sans rappeler celle d’un Jeff Koons, semble évoquer les interrogations du Pop Art sur le modernisme et la culture de masse, ralliant l’image-spectacle du capitalisme avancé (comme cela a été brillamment décrit par Hal Foster dans Le retour du réel). Murakami puise dans la société de consommation occidentale les « signes marchandises » de son travail, et réinterprète à son avantage le design et le kitsch des sculptures-marchandises de Jeff Koons et Haim Steinbach. Les portraits remplis d’ironie de Yasumasa Morimura traduit également un joli échange artistique autour du kabuki et de la question du genre. Les références à l’Occident sont explicites. Par exemple, To my little sister : For Cindy Sherman, reprend une photographie bien illustre. L’artiste établit sans détour la rencontre entre des icones de l’Occident et l’art japonais.
B. Dépassement du dualisme Occident / Orient
Souvent l’hybridité des influences chez un artiste provient de l’évolution de son parcours de vie. C’est le cas de l’artiste Huang Yong Ping, chinois d’origine et naturalisé français en 1999. Il a notamment représenté la France à la 48e Biennale de Venise en 1999. L’exposition Magiciens de la terre, au Centre Pompidou en 1989, marque le début de nouvelles problématiques pour l’artiste. Il y montre une œuvre intitulée Reptiles, composée de trois machines à laver et des gros tas de papier imprimé « lavés » par celles-ci : l’intention étant de montrer la stimulation de la culture chinoise par l’Occident, dans les années 1980, suite à la période trouble de la guerre civile, de la Seconde Guerre mondiale et de l’époque du pouvoir maoïste. [Cette installation faisant directement écho à L’Histoire de la peinture chinoise et l’Histoire de l’Art moderne occidental lavés à la machine pendant deux minutes, du même artiste, réalisée en 1987 alors qu’il était le leader du groupe Xiamen Dada (« le zen est Dada, Dada est le zen ») en Chine. L’Histoire de la peinture moderne d’Herbert Read, mentionné dans le titre, traite notamment du cubisme, du dadaïsme, ou encore du surréalisme, et a beaucoup inspiré certains artistes issus de la Révolution culturelle].
L’œuvre de Huang Yong Ping montre bien l’influence qu’à pu exercer, dès la fin des années 1970, l’art contemporain occidental sur certains artistes chinois. Huang Yong Ping propose un dépassement de l’enracinement des idées et des concepts, en établissant par exemple des liens entre la Fontaine de Duchamp (ready-made), la pensée de Wittgenstein, et certains aspects du Chan, du Yi king, de la culture traditionnelle chinoise … Ainsi tous ces éléments convergent dans la même direction motrice et se dissolvent dans une nouvelle identité, une identité tierce. Xingwer WANG ne fait-il pas de même avec son huile sur toile Poor old Hamilton, en date de 1996 ? Il part de référents occidents – Richard Hamilton, Marcel Duchamp … - pour un pressurer une iconographie toute différente.
II/ Quand l’Orient s’affranchit des valeurs occidentales
Le Japon, plus que la Chine, se méfie du matérialisme, de l’érosion des valeurs spirituelles, de l’individualisme excessif, propres à l’Occident. Les japonais tentent de concilier les éventuels succès matériels au respect de leurs valeurs spirituelles et communautaires. Le combat pour les artistes n’est pas des plus aisés quand préside, en Chine, un capitalisme d’État marxiste-léniniste, et, au Japon, un capitalisme d’État technocratique.
A. Des pratiques artistiques critiquant la mondialisation
Deux dates modifièrent le rapport des Japonais au reste du monde. 1868 avec la restauration impériale et le démantèlement de la féodalité shôgunale. 1945 avec la défaite militaire du Japon face aux États-Unis et leurs alliés. Par ailleurs, les continuités au Japon qui existent entre la période d’Edo et celle de Meiji sont importantes et les coupures historiques, telles que les analystes européens ont bien voulu les voir, se sont très souvent avérées fausses. Les deux catastrophes atomiques de Hiroshima, le 6 août 1945, et de Nagasaki, le 9 août 1945, le traité de San Francisco de 1951-1952, complètent le cadre diplomatique à partir duquel les artistes contemporains peuvent composer.
Le travail de l’artiste-sculpteur Motohiko Odani tente de résister à la mondialisation. Il vit à Kyoto. Ses sculptures donnent une impression de légèreté, et interrogent ainsi la place fantomatique des choses dans la société (culture du fantôme au Japon assez forte), leur manque de consistance, le vide. Odani s’intéresse aux forces invisibles, au post-structuralisme occidental.
B. Les courants artistiques identitaires et nationalistes
La centralité chinoise a été remise en cause par le Japon dès le XVIIIe siècle. Si l’oligarchie meijienne a rétabli les relations diplomatiques entre les deux pays, les belligérances ne se sont pas nécessairement amoindries depuis. Il y a toujours une démarche impérialiste du Japon envers la Chine et celle-ci se traduit plus ou moins consciemment dans les arts (l’on peut reconnaître au simple regard une œuvre chinoise d’une œuvre japonaise).
Les liens entre maître et disciple sont particulièrement forts au Japon, et survivent malgré les évolutions idéologiques. L’artiste Hiroshi Senju en est le parfait symbole. Il utilise le style nihonga, nécessitant une initiation de dix années. C’est ici un savoir-faire traditionnel de pointe (remontant au VIIIe siècle) et une quête identitaire qui s’oppose très clairement à la peinture européenne. L’artiste réalisant lui-même ses propres pigments, à partir de la colle animale ; la moindre erreur de dosage peut être fatale. En 2007, Senju réalise une série de vingt peintures murales fusuma pour la maison du Shofuso située à Philadelphie. En faisant don de ses peintures, Senju honore la tradition japonaise suivant laquelle ce n’est pas l’objet qui compte mais le don.